Paradis perdus et autres nostalgies
On peut très bien avoir deux pensées simultanées et contradictoires. Ça m'est arrivé pas plus tard que la semaine dernière, en ouvrant la porte du frigidaire. Le frigo est secondaire, il n'a pas rapport, mais de par sa porte ouverte sur mes deux pensées, il y sera toujours associé.
On a cette tendance à noter des objets dont la seule importance est leur présence connexe à un événement marquant. J'ouvre la porte du frigidaire, j'ai deux pensées contradictoires et simultanées, puis je prend la crème à café et referme la porte. Je vous donne ici mes deux pensées. Je ne bois plus d'alcool depuis environ 15 ans. J'avais besoin, à l'époque, d'avoir toute ma tête, d'être extra-lucide, si j'ose dire. Et pour ce faire, j'ai arrêté toute consommation. Puis j'ai noté plusieurs bénéfices secondaires à cette sobriété, mon degré d'énergie et mon moral tous deux à la hausse, aussi je dormais bien mieux. Alors je n'ai jamais recommencé. Et en ouvrant la porte du frigidaire la semaine dernière, j'ai pensé ceci : « je pourrais prendre un verre avec des amis quand je veux, j'ai le contrôle total // je ne prendrai plus jamais un seul verre d'alcool de ma vie ». Ces deux pensées sont tout à fait valides, même si l'une semble exclure l'autre. Je précise, la pensée numéro un n'est absolument pas le garde-fou de la deuxième. Je ne me rassure pas avec un quand je veux avant d'énoncer un jamais. Il n'y a pas de cause à effet parce qu'il n'y a pas d'avant ou d'après, rappelez-vous, ces deux pensées sont simultanées. J'assume la contradiction.
J'escalade des himalayas, je traverse des océans, j'espère encore et toujours l'inespéré, l'inespérable. Et cependant, simultanément, je sais que quoi que je fasse, rien ne changera le cours des choses. Je me bats depuis toujours contre l'idée de destinée, d'inexorable et autres prisons, mais je dois dire, parfois, je me sens un peu comme Don Quichotte, les moulins en moins. Voler contre le vent ou nager à contre-courant pour reprendre le contrôle de ma destinée est épuisant. La seule survie possible est de trouver une façon de recycler l'énergie de base. Ainsi, lorsque nécessaire, je pourrai trouver un second souffle à partir de rien ou presque. Je sais ce qui m'aide. La musique, l'art en général. Je fais le plein en quelque sorte. La nature aussi, toutes formes de beauté. Les arbres. J'aime, j'adore les arbres, véritablement. L'océan toujours. Et bien sûr, mes amis.
Ayez des amis! non vraiment, ayez des amis. Les miens m'étonnent toujours. Je n'en ai pas beaucoup, mais ceux que j'ai sont extraordinaires. Pas plus tard qu'hier, j'étais en grande conversation - mon sport favori comme vous pouvez deviner - avec une bonne amie et sa maman. On parlait des périodes néfastes, des gens qui n'ont vraiment pas de chance, à répétition, des passes où non seulement le ciel vous tombe sur la tête mais il retombe, encore et encore. Je disais que je me bats contre cette idée de destinée, d'inexorable, mais que parfois autant de hasards, autant de coïncidences, il est difficile de ne pas croire qu'il y a une raison, une logique derrière tout ça. Mon amie de dire « Tu parles de statistiques, là. Pense à la probabilité incroyable, au pourcentage de chance hautement improbable mais nécessaire pour tout ce qui ne t'est pas arrivé aujourd'hui ». Bon, vu comme ça...
Ça commencera par une panne d'internet. Au début, panique, j'ai sans doute raté des courriels importants. La panne est généralisée, réparations de la boîte du câble dans le quartier, alors pas de téléphone non plus. Au bout d'une petite demi-heure, un certain calme s'installe. Vraiment, la paix. Je me souviens, il n’y a pas si longtemps, avant l'internet, on était beaucoup moins rejoignables que maintenant. Attendez, avant les répondeurs téléphoniques, avant les boîtes vocales et les mises en attente, quand on n’était pas là, il fallait nous rappeler. Avant l'internet, le courrier était pas mal plus sympa que maintenant. Outre les factures et autres courriers administratifs, il y avait des lettres et des cartes postales. La plupart du temps, si on voulait parler à quelqu'un, on se déplaçait. On allait lui parler. On envoyait et on recevait de jolies cartes pour les anniversaires ou d'amis en vacances. Je devrais arrêter de me plaindre, l'internet, je travaille avec. Mais une panne d'internet ou d'électricité de temps en temps, mon Dieu que ça fait du bien! Ce silence réparateur...
J'ai un bon ami qui a engagé un architecte pour insonoriser sa maison. Pas des bruits extérieurs, mais bien de l'intérieur. Tout ce qui bipe, buzze, gronde ou grommelle, bref tout ce est électrique est insonorisé d'une façon ou d'une autre. Par exemple, le chauffe-eau est derrière une porte matelassée. Vous entrez chez lui, et au bout d'une demi-heure vous vous sentez étrangement calme. J'ai oublié de vous dire, cet ami est musicien, et pour la plupart des musiciens, le silence est primordial. Il y a de ça quelques petites années, seuls les camions en reculant bipaient. Maintenant tout bipe. Ma ceinture de sécurité dans l'auto quand je ne l'attache pas (cinquante bips, j'ai compté), le frigo si la porte reste ouverte, pensées contradictoires ou pas, le téléphone, le four quand il est préchauffé ou la minuterie à la fin de son cycle, la machine à laver, mon agenda à une demi-heure d'un rendez-vous, tout bipe. Un jour, je vais verser de la crème dans mon café et ça va biper parce que la crème dans le café, c'est pas bon pour la santé, qu'ils disent.
Remarquez néanmoins ceci : quand l'électricité revient après une longue panne, on est contents parce que les choses reviennent à la normale, mais simultanément, on se sent un peu déçu. Simultanément, on ressent ce sentiment flou et diffus d'un paradis perdu. Il est aussi vrai que la plupart du temps, la nostalgie, celle qui repeint le passé comme bon lui semble, fausse tout.